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« Nous sommes en train de vivre une mosaïque d’effondrements »

http://www.bastamag.net/L-effondrement-qui-vient

« Nous sommes en train de vivre une mosaïque d’effondrements » : la fin annoncée de la civilisation industrielle

Basta ! : Un livre sur l’effondrement, ce n’est pas un peu trop catastrophiste ?

Pablo Servigne et Raphaël Stevens : [1] La naissance du livre est l’aboutissement de quatre années de recherche. Nous avons fusionné des centaines d’articles et d’ouvrages scientifiques : des livres sur les crises financières, sur l’écocide, des ouvrages d’archéologie sur la fin des civilisations antiques, des rapports sur le climat… Tout en étant le plus rigoureux possible. Mais nous ressentions une forme de frustration : quand un livre aborde le pic pétrolier (le déclin progressif des réserves de pétrole puis de gaz), il n’évoque pas la biodiversité ; quand un ouvrage traite de l’extinction des espèces, il ne parle pas de la fragilité du système financier… Il manquait une approche interdisciplinaire. C’est l’objectif du livre.

Au fil des mois, nous avons été traversés par de grandes émotions, ce que les anglo-saxons appellent le « Oh my god point » (« Oh la vache ! » ou « Oh mon dieu ! »). On reçoit une information tellement énorme que c’en est bouleversant. Nous avons passé plusieurs « Oh my god points », comme découvrir que notre nourriture dépend entièrement du pétrole, que les conséquences d’un réchauffement au-delà des 2°C sont terrifiantes, que les systèmes hautement complexes, comme le climat ou l’économie, réagissent de manière abrupte et imprévisible lorsque des seuils sont dépassés. Si bien que, à force de lire toutes ces données, nous sommes devenus catastrophistes. Pas dans le sens où l’on se dit que tout est foutu, où l’on sombre dans un pessimisme irrévocable. Plutôt dans le sens où l’on accepte que des catastrophes puissent survenir : elles se profilent, nous devons les regarder avec courage, les yeux grand ouverts. Être catastrophiste, ce n’est ni être pessimiste, ni optimiste, c’est être lucide.

Pic pétrolier, extinction des espèces, réchauffement climatique… Quelles sont les frontières de notre civilisation « thermo-industrielle » ?

Nous avons distingué les frontières et les limites. Les limites sont physiques et ne peuvent pas être dépassées. Les frontières peuvent être franchies, à nos risques et périls. La métaphore de la voiture, que nous utilisons dans le livre, permet de bien les appréhender. Notre voiture, c’est la civilisation thermo-industrielle actuelle. Elle accélère de manière exponentielle, à l’infini, c’est la croissance. Or, elle est limitée par la taille de son réservoir d’essence : le pic pétrolier, celui des métaux et des ressources en général, le « pic de tout » (Peak Everything) pour reprendre l’expression du journaliste états-unien Richard Heinberg. A un moment, il n’y a plus suffisamment d’énergies pour continuer. Et ce moment, c’est aujourd’hui. On roule sur la réserve. On ne peut pas aller au-delà.

Ensuite, il y a les frontières. La voiture roule dans un monde réel qui dépend du climat, de la biodiversité, des écosystèmes, des grands cycles géochimiques. Ce système terre comporte la particularité d’être un système complexe. Les systèmes complexes réagissent de manière imprévisible si certains seuils sont franchis. Neuf frontières vitales à la planète ont été identifiées : le climat, la biodiversité, l’affectation des terres, l’acidification des océans, la consommation d’eau douce, la pollution chimique, l’ozone stratosphérique, le cycle de l’azote et du phosphore et la charge en aérosols de l’atmosphère.

Sur ces neuf seuils, quatre ont déjà été dépassés, avec le réchauffement climatique, le déclin de la biodiversité, la déforestation et les perturbations du cycle de l’azote et du phosphore. L’Europe a par exemple perdu la moitié de ses populations d’oiseaux en trente ans (lire ici). La biodiversité marine est en train de s’effondrer et les premières « dead zones » (zones mortes) apparaissent en mer. Ce sont des zones où il n’y a carrément plus de vie, plus assez d’interactions du fait de très fortes pollutions (voir ici). Sur terre, le rythme de la déforestation demeure insoutenable [2]. Or, quand nous franchissons une frontière, nous augmentons le risque de franchissement des autres seuils. Pour revenir à notre métaphore de la voiture, cela correspond à une sortie de route : nous avons transgressé les frontières. Non seulement nous continuons d’accélérer, mais en plus nous avons quitté l’asphalte pour une piste chaotique, dans le brouillard. Nous risquons le crash.

Quels sont les obstacles à la prise de conscience ?

Il y a d’abord le déni, individuel et collectif. Dans la population, il y a ceux qui ne savent pas : ceux qui ne peuvent pas savoir par absence d’accès à l’information et ceux qui ne veulent rien savoir. Il y a ceux qui savent, et ils sont nombreux, mais qui n’y croient pas. Comme la plupart des décideurs qui connaissent les données et les rapports du GIEC, mais n’y croient pas vraiment. Enfin, il y a ceux qui savent et qui croient. Parmi eux, on constate un éventail de réactions : ceux qui disent « à quoi bon », ceux qui pensent que « tout va péter »…

L’alerte sur les limites de la croissance a pourtant été lancée il y a plus de 40 ans, avec le rapport du physicien américain Dennis Meadows pour le Club de Rome (1972). Comment expliquer cet aveuglement durable des « décideurs » ?

Quand un fait se produit et contredit notre représentation du monde, nous préférons déformer ces faits pour les faire entrer dans nos mythes plutôt que de les changer. Notre société repose sur les mythes de la compétition, du progrès, de la croissance infinie. Cela a fondé notre culture occidentale et libérale. Dès qu’un fait ne correspond pas à ce futur, on préfère le déformer ou carrément le nier, comme le font les climatosceptiques ou les lobbies qui sèment le doute en contredisant les arguments scientifiques.

Ensuite, la structure de nos connexions neuronales ne nous permet pas d’envisager facilement des évènements de si grande ampleur. Trois millions d’années d’évolution nous ont forgé une puissance cognitive qui nous empêche d’appréhender une catastrophe qui se déroule sur le long terme. C’est l’image de l’araignée : la vue d’une mygale dans un bocal provoque davantage d’adrénaline que la lecture d’un rapport du GIEC ! Alors que la mygale enfermée est inoffensive et que le réchauffement climatique causera potentiellement des millions de morts. Notre cerveau n’est pas adapté à faire face à un problème gigantesque posé sur le temps long. D’autant que le problème est complexe : notre société va droit dans le mur, entend-on. Ce n’est pas un mur. Ce n’est qu’après avoir dépassé un seuil – en matière de réchauffement, de pollution, de chute de la biodiversité – que l’on s’aperçoit que nous l’avons franchi.

Ne pouvons-nous pas freiner et reprendre le contrôle de la voiture, de notre civilisation ?

Notre volant est bloqué. C’est le verrouillage socio-technique : quand une invention technique apparaît – le pétrole et ses dérivés par exemple –, elle envahit la société, la verrouille économiquement, culturellement et juridiquement, et empêche d’autres innovations plus performantes d’émerger. Notre société reste bloquée sur des choix technologiques de plus en plus inefficaces. Et nous appuyons à fond sur l’accélérateur car on ne peut se permettre d’abandonner la croissance, sauf à prendre le risque d’un effondrement économique et social. L’habitacle de notre voiture est aussi de plus en plus fragile, à cause de l’interconnexion toujours plus grande des chaînes d’approvisionnement, de la finance, des infrastructures de transport ou de communication, comme Internet. Un nouveau type de risque est apparu, le risque systémique global. Un effondrement global qui ne sera pas seulement un simple accident de la route. Quelle que soit la manière dont on aborde le problème, nous sommes coincés.

Les manières dont l’effondrement pourraient se produire et ce qui restera de la civilisation post-industrielle est abondamment représentée au cinéma – de Interstellar à Mad Max en passant par Elysium – ou dans des séries comme Walking Dead. Cet imaginaire est-il en décalage avec votre vision du « jour d’après » ?

Parler d’effondrement, c’est prendre le risque que notre interlocuteur s’imagine immédiatement Mel Gibson avec un fusil à canon scié dans le désert. Parce qu’il n’y a que ce type d’images qui nous vient. Nos intuitions ne mènent cependant pas à un monde version Mad Max, mais à des images ou des récits que nous ne retrouvons que trop rarement dans les romans ou le cinéma. Ecotopia, par exemple, est un excellent roman utopiste d’Ernest Callenbach. Publié aux États-Unis en 1975, il a beaucoup inspiré le mouvement écologiste anglo-saxon, mais n’est malheureusement pas traduit en français. Nous ne pensons pas non plus que ce sera un avenir à la Star Trek : nous n’avons plus suffisamment d’énergies pour voyager vers d’autres planètes et coloniser l’univers. Il est trop tard.

Il y a une lacune dans notre imaginaire du « jour d’après ». L’URSS s’est effondrée économiquement. La situation de la Russie d’aujourd’hui n’est pas terrible, mais ce n’est pas Mad Max. A Cuba, le recours à l’agroécologie a permis de limiter les dégâts. Mad Max a cette spécificité d’aborder un effondrement à travers le rôle de l’énergie, et de considérer qu’il restera encore assez de pétrole disponible pour se faire la guerre les uns contre les autres. Les scientifiques s’attendent bien à des évènements catastrophistes de ce type. Dans la littérature scientifique, l’apparition de famines, d’épidémies et de guerres est abordée, notamment à travers la question climatique. L’émigration en masse est déjà là. Il ne s’agit pas d’avoir une vision naïve de l’avenir, nous devons rester réalistes, mais il y a d’autres scénarios possibles. A nous de changer notre imaginaire.

Existe-t-il, comme pour les séismes, une échelle de Richter de l’effondrement ?

Nous nous sommes intéressés à ce que nous apprennent l’archéologie et l’histoire des civilisations anciennes. Des effondrements se sont produits par le passé, avec l’Empire maya, l’Empire romain ou la Russie soviétique. Ils sont de différentes natures et de degrés divers. L’échelle réalisée par un ingénieur russo-américain, Dmitry Orlov, définit cinq stades de l’effondrement : l’effondrement financier – on a eu un léger aperçu de ce que cela pourrait provoquer en 2008 –, l’effondrement économique, politique, social et culturel, auxquels on peut ajouter un sixième stade, l’effondrement écologique, qui empêchera une civilisation de redémarrer. L’URSS s’est, par exemple, arrêtée au stade 3 : un effondrement politique qui ne les a pas empêchés de remonter la pente. Les Mayas et les Romains sont allés plus loin, jusqu’à un effondrement social. Cela a évolué vers l’émergence de nouvelles civilisations, telle l’entrée de l’Europe dans le Moyen Âge.

Quels sont les signes qu’un pays ou une civilisation est menacé d’effondrement ?

Il y a une constante historique : les indicateurs clairs de l’effondrement se manifestent en premier lieu dans la finance. Une civilisation passe systématiquement par une phase de croissance, puis une longue phase de stagnation avant le déclin. Cette phase de stagnation se manifeste par des périodes de stagflation et de déflation. Mêmes les Romains ont dévalué leur monnaie : leurs pièces contenaient beaucoup moins d’argent métal au fil du temps. Selon Dmitry Orlov, nous ne pouvons plus, aujourd’hui, éviter un effondrement politique, de stade 3. Prenez le sud de l’Europe : l’effondrement financier qui a commencé est en train de muter en effondrement économique, et peu à peu en perte de légitimité politique. La Grèce est en train d’atteindre ce stade.

Autre exemple : la Syrie s’est effondrée au-delà de l’effondrement politique. Elle entame à notre avis un effondrement social de stade 4, avec des guerres et des morts en masse. Dans ce cas, on se rapproche de Mad Max. Quand on regarde aujourd’hui une image satellite nocturne de la Syrie, l’intensité lumineuse a diminué de 80% comparé à il y a quatre ans. Les causes de l’effondrement syrien sont bien évidemment multiples, à la fois géopolitiques, religieuses, économiques… En amont il y a aussi la crise climatique. Avant le conflit, des années successives de sécheresse ont provoqué des mauvaises récoltes et le déplacement d’un million de personnes, qui se sont ajoutées aux réfugiés irakiens, et ont renforcé l’instabilité.

Même simplifiée, cette classification des stades nous permet de comprendre que ce que nous sommes en train de vivre n’est pas un événement homogène et brutal. Ce n’est pas l’apocalypse. C’est une mosaïque d’effondrements, plus ou moins profonds selon les systèmes politiques, les régions, les saisons, les années. Ce qui est injuste, c’est que les pays qui ont le moins contribué au réchauffement climatique, les plus pauvres, sont déjà en voie d’effondrement, notamment à cause de la désertification. Paradoxalement, les pays des zones tempérées, qui ont le plus contribué à la pollution, s’en sortiront peut-être mieux.

Cela nous amène à la question des inégalités. « Les inégalités dans les pays de l’OCDE n’ont jamais été aussi élevées depuis que nous les mesurons », a déclaré, le 21 mai à Paris, le secrétaire général de l’OCDE. Quel rôle jouent les inégalités dans l’effondrement ?

Les inégalités sont un facteur d’effondrement. Nous abordons la question avec un modèle nommé « Handy », financé par la Nasa. Il décrit les différentes interactions entre une société et son environnement. Ce modèle montre que lorsque les sociétés sont inégalitaires, elles s’effondrent plus vite et de manière plus certaine que les sociétés égalitaires. La consommation ostentatoire tend à augmenter quand les inégalités économiques sont fortes, comme le démontrent les travaux du sociologue Thorstein Veblen. Cela entraîne la société dans une spirale consommatrice qui, au final, provoque l’effondrement par épuisement des ressources. Le modèle montre également que les classes riches peuvent détruire la classe des travailleurs – le potentiel humain –, en les exploitant de plus en plus. Cela fait étrangement écho aux politiques d’austérité mises en place actuellement, qui diminuent la capacité des plus pauvres à survivre. Avec l’accumulation de richesses, la caste des élites ne subit l’effondrement qu’après les plus pauvres, ce qui les rend aveugles et les maintient dans le déni. Deux épidémiologistes britanniques, Richard Wilkinson et Kate Pickett [3], montrent aussi que le niveau des inégalités a des conséquences très toxiques sur la santé des individus.

Le mouvement de la transition, très branché sur les alternatives écologiques, s’attaque-t-il suffisamment aux inégalités ?

Le mouvement de la transition touche davantage les classes aisées, les milieux éduqués et bien informés. Les classes précaires sont moins actives dans ce mouvement, c’est un fait. Dans le mouvement de la transition, tel qu’il se manifeste en France avec Alternatiba ou les objecteurs de croissance, la question sociale est présente, mais n’est pas abordée frontalement. Ce n’est pas un étendard. La posture du mouvement de la transition, c’est d’être inclusif : nous sommes tous dans le même bateau, nous sommes tous concernés. C’est vrai que cela peut gêner les militants politisés qui ont l’habitude des luttes sociales. Mais cela permet aussi à beaucoup de gens qui sont désabusés ou peu politisés de se mettre en mouvement, d’agir et de ne plus se sentir impuissant.

Le mouvement de la transition est venu du Royaume-Uni où, historiquement, le recours à l’État providence est moins fort. « N’attendons pas les gouvernements, passons à l’action », est leur leitmotiv. Il s’agit de retrouver des leviers d’action là où une puissance d’agir peut s’exercer, sans les politiques ni l’État : une rue, un quartier, un village. Le rôle des animateurs du mouvement est de mettre chacun, individu ou collectif, en relation.

Le mouvement de la transition semble être configuré par les espaces où un citoyen peut encore exercer sa puissance d’agir : la sphère privée, sa manière de se loger ou de consommer, son quartier… Le monde du travail, où cette puissance d’agir est actuellement très limitée, voire empêchée, mais qui demeure le quotidien de millions de salariés, en est-il de fait exclu ?

Pas forcément. C’est ce qu’on appelle la « REconomy » : bâtir une économie qui soit compatible avec la biosphère, prête à fournir des services et fabriquer des produits indispensables à nos besoins quotidiens. Cela ne se fait pas seulement sur son temps libre. Ce sont les coopératives ou l’entrepreneuriat tournés vers une activité sans pétrole, évoluant avec un climat déstabilisé. Ce sont aussi les monnaies locales. Tout cela représente aujourd’hui des millions de personnes dans le monde [4]. Ce n’est pas rien.

La transition, c’est l’histoire d’un grand débranchement. Ceux qui bossent dans et pour le système, qui est en voie d’effondrement, doivent savoir que cela va s’arrêter. On ne peut pas le dire autrement ! Il faut se débrancher, couper les fils progressivement, retrouver un peu d’autonomie et une puissance d’agir. Manger, s’habiller, se loger et se transporter sans le système industriel actuel, cela ne va pas se faire tout seul. La transition, c’est un retour au collectif pour retrouver un peu d’autonomie. Personnellement, nous ne savons pas comment survivre sans aller au supermarché ou utiliser une voiture. Nous ne l’apprendrons que dans un cadre collectif. Ceux qui demeureront trop dépendants vont connaître de grosses difficultés.

Ce n’est pas un peu brutal comme discours, surtout pour ceux qui n’ont pas forcément la capacité ou la marge de manœuvre d’anticiper l’effondrement ?

La tristesse, la colère, l’anxiété, l’impuissance, la honte, la culpabilité : nous avons successivement ressenti toutes ces émotions pendant nos recherches. Nous les voyons s’exprimer de manière plus ou moins forte au sein du public que nous côtoyons. C’est en accueillant ces émotions, et non en les refoulant, que nous pouvons faire le deuil du système industriel qui nous nourrit et aller de l’avant. Sans un constat lucide et catastrophiste d’un côté, et des pistes pour aller vers la transition de l’autre, on ne peut se mettre en mouvement. Si tu n’es que catastrophiste, tu ne fais rien. Si tu n’es que positif, tu ne peux pas te rendre compte du choc à venir, et donc entrer en transition.

Comment, dans ce contexte, faire en sorte que l’entraide et les dynamiques collectives prévalent ?

Le sentiment d’injustice face à l’effondrement peut être très toxique. En Grèce, qui est en train de s’effondrer financièrement, économiquement et politiquement, la population vit cela comme une énorme injustice et répond par la colère ou le ressentiment. C’est totalement légitime. La colère peut être dirigée, avec raison, contre les élites, comme l’a montré la victoire de Syriza. Mais elle risque aussi de prendre pour cible des boucs émissaires. On l’a vu avec le parti d’extrême droite Aube dorée qui s’en prend aux étrangers et aux immigrés. Traiter en amont la question des inégalités permettrait de désamorcer de futures catastrophes politiques. C’est pour cela que les syndicats et les acteurs des luttes sociales ont toute leur place dans le mouvement de la transition.

Recueilli par Ivan du Roy

En une : déchets et pollution sur une plage de Malaisie / CC epSos .de
Photo de Pablo Servigne : © Marie Astier / Reporterre
Photo de Raphaël Stevens : © Jérôme Panconi


-A lire : Comment tout peut s’effondrer ; petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Ed du Seuil (collection anthropocène), avril 2015, 304 p. 19€.

- Face aux risques d’effondrement, découvrez notre carte des alternatives en France ainsi que notre rubrique Inventer.

- Comparatif entre les prévisions du Club de Rome de 1972 et la situation actuelle en matière d’épuisement des ressources, de production agricole et industrielle, d’accroissement de la population, d’augmentation de la déforestation et de la pollution globale…

Notes

[1] Pablo Servigne est ingénieur agronome et docteur en biologie. Raphaël Stevens est expert en résilience des systèmes socio-écologiques. Ils sont tous les deux les auteurs de Comment tout peut s’effondrer, Ed. du Seuil, avril 2015.

[2] Entre 1995 et 2010, la planète a perdu en moyenne 10 hectares de forêt par minute, selon la FAO.

[3] Voir leur livre, traduit en français : « Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous ».

[4] Voir notre carte des alternatives en France ainsi que notre rubrique Inventer.

Les inégalités, un facteur d’effondrement

Tout système organisé naturel ou artificiel tend inévitablement vers un état d’équilibre dicté par l’ensemble de variables régissant son environnement.

Dans toute population d’individus d’une espèce se trouvent des variations génétiques et évolutives normales. Ces variations mènent à des écarts autour d’une moyenne qui peut servir à définir l’espèce.

Toutefois, lorsqu’un système d’organisation sociale provoque des inégalités, il engendre des écarts dégénérant en instabilités qui augmentent le risque d’effondrement.

http://www.etopia.be/spip.php?article2830

Et si les inégalités provoquaient des effondrements de civilisation ?

PABLO SERVIGNE, RAPHAËL STEVENS

Ce n’est désormais plus un secret, les inégalités économiques sont de retour, et elles atteignent des sommets. Ce que l’on sait moins, c’estqu’elles sont très toxiques pour les sociétés…

Le problème des inégalités économiques est devenu incontournable. En septembre 2011, le mouvement Occupy Wall Street (« nous sommes les 99 % ») braquait le feu des projecteurs sur les quelques 1 % de privilégiés qui possédaient près de la moitiédes richesses mondiales (alors que la moitié de la population en détient moins de 1 % [1]).

Dans cet article, nous tentons d’aborder le thème des inégalités avec un certain recul historique. Pour cela, nous partons de l’étude scientifique« de la NASA » [2]qui a fait un buzz médiatique lors de sa publication début 2014 car elle annonçait—selon les propos exagérés de certains journalistes— « la fin très proche de la civilisation ». Après avoir décrit brièvement cette étude prospective, nous la commentons à la lumière de récents travaux sur les inégalités.

Développé par uneéquipe multidisciplinaire composée d’un mathématicien, d’un sociologue et d’un écologue, le modèle HANDY (Human and Nature Dynamics) simule les dynamiques démographiques d’une civilisation fictive soumise à des contraintes biophysiques [3]. C’est une expérience scientifique qui vise à mieux comprendre les phénomènes d’effondrement observés par le passé et à explorer les changements qui permettraient de l’éviter dans le futur. L’originalité de ce nouveau modèle réside dans le fait qu’il intègre le paramètre des inégalités économiques.

HANDY est construit sur base d’un système d’équations conçues dans les années 1920 par les mathématiciens Alfred Lokta et Vito Volterra, utilisées fréquemment en écologie pour décrire les interactions entre les populations de prédateurs et de proies. De manière schématique, lorsque les proies pullulent, la population de prédateurs prospère et fait chuterle nombre de proies, ce qui fait s’effondrer la population de prédateurs. Le cycle redémarre puisqu’en présence de peu de prédateurs, les proies se remettent à pulluler. On obtient ainsi à long terme une sorte de « battement » de croissances et de déclins, deux sinusoïdes de populations.

Dans le modèle HANDY, le prédateur est la population humaine et la proie est son environnement. Mais à la différence des poissons ou des loups, les humains possèdent cette capacité à s’extirper d’un monde malthusien où les limites des ressources dictent la taille maximale de la population. Grâce à leur capacité à créer des groupes sociaux organisés, à utiliser la technique et au fait de pouvoir produire et garder des surplus, les humains ne subissent pas systématiquement de déclin de population au moindre épuisement d’une ressource naturelle. Ainsi, deux paramètres supplémentaires ont été introduits dans les équations pour apporter plus de réalisme au modèle : la quantité globale de richesses accumulées et la répartition de celles-ci entre une petite caste d’« élites » et une plus grande de « commoners » (le peuple).

Trois groupes de scénarios ont été explorés. Le premier (A) prend pour hypothèse de départ une société égalitaire dans laquelle il n’y a pas d’élites (élites = 0). Le deuxième (B) explore une société équitable où il y a une caste d’élite mais où les revenus du travail sont distribués équitablement entre cette caste de non-travailleurs et les travailleurs. Enfin, le troisième (C) explore les possibilités d’une société inégalitaire où les élites s’accaparent les richesses au détriment des commoners.

Avant de lancer la simulation, les chercheurs font varier les taux de consommation des ressources de chaque société virtuelle, générant ainsi quatre types de scénarios allant du plus soutenable au plus brutal : 1. une lente approche des populations vers un équilibre entre population et environnement ; 2. une approche perturbée montrant un mouvement oscillatoire avant un équilibre ; 3. des cycles de croissances et d’effondrements ; et 4. une croissance forte suivie d’un effondrement irréversible.

Dans une société égalitaire sans castes (A), lorsque le taux de consommation n’est pas exagéré, la société atteint unéquilibre (scénario 1 & 2). Lorsque ce taux augmente, la société subi des cycles de croissance et de déclin (3). Et enfin, lorsque la consommation est soutenue, la population croît avant de s’effondrer de manière irréversible (4). Cette première série de résultats montre qu’indépendamment des inégalités, le taux de« prédation »d’une société sur les ressources naturelles est à lui-seul un facteur d’effondrement.

Ajoutons maintenant le paramètre des inégalités. Dans unesociété « équitable », c’est-à-dire avec un partie de la population qui ne travaille pas et une majorité qui travaille, mais où les richesses sont bien réparties (B), un scénario d’équilibre peut être atteint uniquement si le niveau de consommation estfaible et si la croissance est très lente. Lorsque la consommation et la croissance s’accélèrent, la société peut facilement basculer sur les trois autres scénarios (perturbations, cycles de déclins, ou effondrement).

Dans une société inégalitaire où les élites s’accaparent les richesses (C), ce qui semble plutôt correspondre à la réalitéde notre monde, le modèle indique que l’effondrement est difficilement évitable, quel que soit le taux de consommation. Cependant, il y a une subtilité. A un faible taux de consommation global, comme on peut s’y attendre, la caste des élites se met à croitre et accapare une grande quantité de ressources au détriment des commoners. Ces derniers, affaiblis par la misère et la faim, ne sont plus capables de fournir suffisamment de puissance de travail pour maintenir la société en place, ce qui mène à son déclin. Ce n’est donc pas l’épuisement des ressources, mais l’épuisement du peuple qui cause l’effondrement d’une société inégalitaire relativement sobre en consommation de ressources. Autrement dit, la population disparait plus vite que la nature. Le cas des Mayas, où la nature a récupéré après l’effondrement des populations, s’apparenterait à ce type de dynamique. Ainsi, même si une société est globalement « soutenable », la surconsommation d’une petite élite mêne irrémédiablementàson déclin.

Dans le cas d’une société inégalitaire qui consomme beaucoup de ressources, le résultat est le même, mais la dynamique est inverse : la nature s’épuise plus vite que le peuple, ce qui rend l’effondrement rapide et irréversible. Selon les chercheurs, c’est typiquement le cas de l’île de Pâques ou de la Mésopotamie, où l’environnement est resté épuisé même après la disparition des civilisations.

De manière générale, HANDY tend à montrer qu’une forte stratification sociale rend difficilement évitable un effondrement de civilisation. La seule manière d’éviter cette issue serait donc de réduire les inégalités économiques au sein d’une population et de mettre en place des mesures qui visent à maintenir la démographie en dessous d’un niveau critique.

Cette expérimentation est une tentative originale de modélisation d’un comportement complexe à l’aide d’une structure mathématique relativement simple. Simpliste, même, puisqu’on ne modélise pas le monde en quatre équations. Cependant, ce travail constitue un outil heuristique important, voire un avertissement qu’on aurait tort de balayer d’un revers de main.

Dans son livreComment les riches détruisent la planète [4], Hervé Kempf avait également montré les rapports étroits qu’entretenaient les inégalités et la consommation. En effet, l’augmentation des disparités économiques provoque une accélération globale de la consommation par un phénomène sociologique appelé consommationostentatoire, et décrit pour la première fois pas le sociologue Thorstein Veblen. Chaque classe sociale a tendance à tout faire (et en particulier consommer) pour ressembler à la classe sociale qui se trouve juste au-dessus. Les pauvres s’efforcent de ressembler aux classes moyennes, ces dernières veulent revêtir les attributs des riches, qui eux font tout pour montrer qu’ils font partie des« hyper-riches ». Ce phénomène est si puissant que la consommation peut devenir, dans les sociétés riches, inséparable de la construction de l’identité personnelle. Coincée dans un modèle de compétition, la société sombre dans cette spirale infernale de consommation et d’épuisement des ressources.

HANDY est d’autant plus pertinent que notre société montre aujourd’hui tous les symptômes de la société inégalitaire fortement consommatrice de ressources décrite dans le modèle. En effet, depuis les années1980, les inégalités ont littéralement explosé. Pour les nantis, c’est l’accumulation phénoménale de richesses, pour les plus pauvres, des conditions de vie toujours plus précaires, et pour les classes moyennes, un niveau de vie qui stagne, voire qui baisse.

La corrosion de la société

De nombreux travaux abondent dans ce sens, à l’instar de ceux du lauréat du « prix Nobel » d’économie Joseph Stiglitz [5]ou de l’économiste superstar Thomas Piketty [6]. La littérature académique s’est également étoffée sur le sujet. En 2012, le nombre d’articles traitant de la problématique a augmentéde 25 % par rapport à 2011 et de 234 % par rapport à 2004 [7]. En mai 2014, la prestigieuse revue Science a même consacré un numéro spécial à la « science des inégalités » [8]. Des figures marquantes comme le Pape François ou Barack Obama ont dénoncé publiquement cette réalité en les qualifiants de fléaux modernes [9].

Le problème est que les inégalités économiques sont toxiques pour les démocraties. Selon Stiglitz, elles découragent l’innovation, érodent la confiance des populations et empêchent « l’ascenseur social » de fonctionner. Lentement mais sûrement, en favorisant les écarts de revenus faramineux, les Etats-Unis s’éloignent de leur rêve américain, celui d’une société de la classe moyenne où chacun aurait sa chance…Les disparités économiques renforcent un sentiment de frustration qui sape la confiance des populations envers le monde politique et ses institutions. « La démocratie elle-même se trouve mise en danger. Le système semble avoir remplacéle principe‘une personne, une voix’par la règle‘un dollar, une voix’[] L’abstention progresse, renforçant encore la mainmise des plus riches (qui eux votent) sur le fonctionnement des pouvoirs publics ». [10]

Les inégalités sont aussi toxiques pour la santé. Les sentiments d’angoisse, de frustration, de colère et d’injustice de ceux qui voient cet horizon d’abondance leuréchapper, ont un impact considérable sur les taux de criminalité, l’espérance de vie, les maladies psychiatriques, la mortalité infantile, la consommation d’alcool, lestaux d’obésité, les résultats scolaires ou la violence des sociétés. Ce constat est remarquablement décrit, documentéet chiffré par les épidémiologistes Richard Wilkinson et Kate Pickett dans leur best-seller Pourquoi l’égalitéest meilleure pour tous [11].En comparant les données de 23 pays industrialisés (données de l’ONU et de la banque mondiale), ils découvrent que de nombreux indices de santé d’un pays se dégradent non pas lorsque son PIB chute, mais lorsque le niveau d’inégalités économiques augmente [12].

Nous savons très bien—depuis peu—que la richesse globale d’une société industrielle (mesurée par le PIB) ne fait pas le bonheur ni la bonne santéde sa population [13]. Nous savons désormais, grâce à ces travaux, que la santé d’un pays dépend du niveau d’égalité des revenus entre ses habitants. Autrement dit, non seulement l’inégalité économique est toxique pour une société, mais l’égalité est bonne pour tous, même pour les riches ! [14]

Les inégalités génèrent aussi de l’instabilité économique et politique. Les deux crises les plus importantes du XXème siècle—la grande dépression de 1929 et le crash boursier de 2008—ont toutes deux été précédées d’une forte augmentation des inégalités. Selon le journaliste économique et financier Stewart Lansley, la concentration du capital dans les mains d’une petite caste d’élites mène non seulement à la déflation mais aussi à des bulles spéculatives, c’est-à-dire à la diminution de la résilience économique et donc à des risques amplifiés d’effondrement financier [15].Les chocs à répétions érodent la confiance et surtout la croissance du PIB, ce que ne fait qu’augmenter les disparités entre classes. Pire, les inégalités économiques sont également amplifiées par les effets néfastes du changement climatique, qui frappent plus durement les populations et les pays les plus pauvres [16]. Cette spirale négative des inégalités ne mène finalement qu’à l’autodestruction.

Pourquoi ne fait-on rien ?

On peut s’étendre indéfiniment sur les causes des inégalités, tant elles sont complexes et nombreuses. Pour Joseph Stiglitz, les causes sont surtout politiques et institutionnelles. Dans son livre Le prix de l’inégalité, il dénonce la pression exercée par des oligarques pour fixer les règles du jeu à leur propre avantage en influençant directement les politiques publiques.

Pour l’économiste Thomas Piketty, c’est la structure même du capitalisme, son ADN, qui favorise l’accroissement des inégalités. Dans une grande analyse historique basée sur les archives fiscales disponibles depuis le XVIIIème siècle, lui et son équipe battent en brèche l’idée reçue que les revenus générés par la croissance du PIB bénéficient à l’ensemble de la population d’un pays. En réalité, le patrimoine se concentre inexorablement entre les mains d’une petite caste de rentiers, lorsque le rendement du capital (r) est plus élevé que la croissance économique (g). C’est tout simplement mécanique. La seule manière d’éviter cet écueil est mettre en place des institutions nationales et internationales puissantes qui redistribuent équitablement les revenus. Mais pour que de tels sursauts démocratiques émergent, il faut des conditions extraordinaires. Or, au cours du siècle dernier,ces conditions n’ont pu être réunies qu’après les catastrophes des deux guerres mondiales et de la grande dépression des années 30. Il faut que le monde de la finance soit à genoux, suffisamment affaibli, pour qu’on puisse lui imposer un contrôle par des institutions puissantes. Et c’est d’autant plus difficile que ces institutions ont prospéré grâce aux fortes périodes de croissances qui ont suivi les conflits (reconstruction oblige), une conjoncture que nous ne trouvons plus aujourd’hui.

Considéré sous cet angle, les trente glorieuses sont une« aberration historique » [17], car tout au long du XIXème siècle et au début du XXième siècle,« les patrimoines hérités »ont dominé « les patrimoines constitués » [18]. Depuis les années 1980, le retour des inégalités serait donc…un retour à la normale ! Aux Etats-Unis, par exemple, le niveau d’inégalités a récemment atteint celui de 1929 [19].

Le plus troublant dans cette histoire est d’observer l’inexorable retour des inégalités malgré les preuves de ses effets corrosifs sur les sociétés, et malgré les leçons de l’Histoire. Serait-ce un destin inexorable ? Serions-nous condamnés à attendre la prochaine guerre ou à défaut, un effondrement de civilisation ? Pourquoi les élites ne font-elles rien alors qu’il est évident qu’elles souffriront également de ces deux issues catastrophiques ?

Pour répondre à cette question, revenons un instant au modèle HANDY. Il est particulièrement intéressant de noter que dans les deux scénarios d’effondrement des sociétés inégalitaires (famine des commoners ou effondrement de la nature), les élites, parés de leur richesse, ne souffrent pas immédiatement des premiers effets du déclin. Elles ne ressentent les effets des catastrophes que bien après la majoritéde la population ou bien après lesdestructions irréversibles desécosystèmes, c’est-à-dire trop tard.« Cet‘effet tampon’de la richesse permetàl’élite de continuer un‘business as usual’en dépit des catastrophes imminentes. » [20].

De plus, pendant que certains membres de la société tirent la sonnette d’alarme indiquant que le système se dirige vers un effondrement imminent et donc préconisent des changements de sociétéstructurels, les élites et leurs partisans sont aveuglés par la longue trajectoire apparemment soutenable qui précède uneffondrement, et la prennent comme une excuse pour ne rien faire.

Ces deux mécanismes (l’effet tampon de richesses et l’excuse d’un passéd’abondance), ajoutés aux innombrables causes de verrouillage qui empêchent les transitions« socio-techniques » d’avoir lieu [21], expliqueraient pourquoi les effondrements observés dans l’histoire ont été permis par des élites qui semblaient ne pas prendre conscience de la trajectoire catastrophique de leur société. Selon les développeurs du modèle HANDY, dans le cas de l’empire Romains et des Mayas, cela est particulièrement évident.

Aujourd’hui, alors qu’une majoritéde pays pauvres et une majorité d’habitants des pays riches souffrent des niveaux exubérants d’inégalités et de la destruction de leurs conditions de vie,des cris d’alarme toujours plus perçants s’élèvent régulièrement dans le ciel médiatique. Mais ceux que cela dérangent s’insurgent contre le catastrophisme, d’autres tirent sur les porteurs de mauvaises nouvelles, et personne n’en prend vraiment acte. Or, depuis les années 1970 —et le fameux rapport Meadows— jusqu’au dernier rapport du GIEC, en passant par les documents de synthèse du WWF, de l’ONU ou de la FAO, le message est sensiblement le même, à un détail près, les verbes ne sont plus conjugués aufutur, mais au présent.

[1] STIERLI, M.et al.Global Wealth Report 2014. Credit Suisse AG Research Institute, 2014.

[2] En réalité, l’étude a été partiellement financée par la NASA et cette dernière a publié un communiqué indiquant qu’elle ne cautionnait pas l’article ou ses conclusions, comme c’est toujours le cas avec les études indépendantes. Voirwww.nasa.gov/press/2014/march/nasa-statement-on-sustainability-study/#.VIwE1ovQPTN

[3] MOTESHARREI, S.et al. Human and nature dynamics (HANDY) : Modeling inequality and use of resources in the collapse or sustainability of societies.Ecological Economics. 2014. Vol. 101, pp. 90102.

[4] KEMPF, H.Comment les riches détruisent la planète. Seuil, 2009.

[5] STIGLITZ, J. Le prix de l’inégalité.Les Liens qui libèrent. 2012.

[6] PIKETTY, T.Le Capital au XXIème Siècle.Seuil, 2013.

[7] NAIM, M. Piketty, le bon essai au bon moment.Slate.fr. 3 mai 2014. http://www.slate.fr/story/87419/thomas-piketty [Consulté le 11 décembre 2014].

[8] CHIN,G. & CULOTTA, E.. Introduction to the special issue. The science if inequality : What the numbers tell us.Science. 2014. Vol. 344, n° 6186, pp. 818821.

[9] AFP.Première rencontreentre Obama et le pape François unis dans la lutte contre les inégalités. 27mars 2014. http://www.lepoint.fr/monde/premiere-rencontre-entre-obama-et-le-pape-francois-unis-dans-la-lutte-contre-les-inegalites-27-03-2014-1806197_24.php[Consulté le 10 décembre 2014].

[10] STIGLITZ, J. 2012. pXXX.

[11] WILKINSON, R. & PICKETT, K. Pourquoil’égalitéest meilleure pour tous, Les Petits matins / Institut Veblen, 2013. 500 p.

[12] Défini comme la différence de revenus entre les 20 % les plus riches et les 20 % les plus pauvres

[13] CASSIERS, I..Redéfinir la prospéritépour un débat public. Editions de l’Aube, 2011, 282 p.

[14] SERVIGNE, P.. Interview de Richard Wilkinson« L’égalité est bénéfique pour tous, même pour les riches ».Imagine demain le Monde. janvier 2014. N° 101, pp. 2829 ; SERVIGNE, P.. L’inégalité économique, un agent socialement toxique.Barricade asbl. 2010. Analyses.http://www.barricade.be/publications/analyses-etudes/inegalite-economique-un-agent-socialement-toxique

[15] LANSLEY, S.The Cost of Inequality : Three Decades of the Super-Rich and the Economy. Gibson Square Books Ltd, 2011.

[16] FIELD, C B et al. Climate change2014 : impacts, adaptation, and vulnerability.Contribution of Working Group II to the Fifth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change (IPCC). 2014.

[17] Voir MARSHALL, E.. Tax man’s gloomy message : the rich will get richer.Science.23 mai 2014. Vol. 344, n° 6186, pp. 826827.

[18] ALLÈGRE, G. et TIMBEAU, X..La critique du capital au XXIe siècle :àla recherche des fondements macroéconomiques des inégalités. Observatoire Français des Conjonctures Economiques (OFCE), 2014. http://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/dtravail/WP2014-06.pdf [Consulté le 11 décembre 2014].

[19] SAEZ, E. et ZUCMAN, G.Wealth Inequality in the United States since 1913 : Evidence from Capitalized Income Tax Data. Working Paper. National Bureau of Economic Research, 2014.http://www.nber.org/papers/w20625 [Consulté le 11 décembre 2014].

[20] MOTESHARREI, S.et al. 2014, p.100

[21] SERVIGNE, P. & STEVENS, R. Alors,ça vient ? Pourquoi la transition se fait attendre.Barricade, 2014. Disponible surwww.barricade.be

Pourquoi n’y a-t-il pas de révolution dans nos rues?

Inhibition réactionnelle par déformation socio-culturelle psychosocialle.

http://www.moutonnoir.com/2015/06/pourquoi-n%E2%80%99y-a-t-il-pas-de-revolution-dans-nos-rues/

Pourquoi n’y a-t-il pas de révolution dans nos rues?

Face au fleuve, collage de Pilar Macias.

Compte tenu des multiples formes d’asservissement volontaire dont nous sommes les artisans, mais aussi, surtout, les victimes, comment se fait-il qu’il n’y ait pas de révolution dans les rues de Montréal, de New York ou de Londres? Pourquoi continuons-nous à élire des gouvernements qui encouragent le copinage ou la corruption, à déposer nos maigres économies auprès de banques qui enrichissent leurs dirigeants de manière indécente, et à acheter des marchandises fabriquées par des hommes et des femmes qui travaillent dans des conditions inhumaines?

Les révolutions sont généralement portées par des peuples affamés ou opprimés par un pouvoir tyrannique, ou à tout le moins considéré comme illégitime. Mais ces conditions n’expliquent pas les causes profondes de la révolution ni, inversement, l’acceptation résignée de situations objectivement injustes, avilissantes et déshumanisantes.

C’est qu’il ne suffit pas d’être affamé ni sous le joug d’un régime tyrannique pour désirer faire la révolution. De nombreux peuples ont survécu et se sont reproduits en de pareilles conditions sans se révolter, l’Histoire le démontre largement. Quelles sont, alors, les conditions nécessaires à un mouvement social remettant en question les fondements du pouvoir en place et aboutissant à son renversement complet? Il n’est pas obligatoire que ces conditions conduisent à une révolution comme celles que je viens d’évoquer. Il suffit qu’elles permettent la transformation profonde du partage des pouvoirs dans la communauté politique.

Dans les années 1960, qui allaient voir éclore de nombreux mouvements de contestation radicaux – au sens propre, à savoir, s’attaquant à la racine des problèmes – le politologue James C. Davies proposait une explication. La révolution pourrait apparaître lorsque les attentes du peuple s’écartent trop de ce qu’il obtient concrètement. Autrement dit, le mécontentement populaire explose et se transforme en action politique révolutionnaire lorsque les promesses faites par les détenteurs du pouvoir sont trop éloignées des aspirations de la masse. Si la révolution ne plane pas sur nos sociétés présentement, ce serait parce que, en toute logique, le message du pouvoir continue de bien passer : le « rêve américain » conserve son efficacité. Steinbeck expliquait l’absence de révolte du peuple américain par le fait que les pauvres ne considèrent pas qu’ils appartiennent à une classe inférieure. Ils se voient plutôt comme des millionnaires en puissance, frustrés temporairement de ne pas l’être. C’est parce que nous avons intégré cette rhétorique idéologique de l’enrichissement possible (l’éventualité de gravir l’échelle sociale) que nous continuons à accepter le fait que nous ne bénéficions pas concrètement de l’enrichissement collectif. Pire : nous assimilons sans nous y opposer ni la remettre en question la rhétorique d’inévitabilité et de rationalité des politiques d’austérité néolibérales. Ce faisant, le discours des puissants devient le nôtre et nous abandonnons toute velléité d’opposition radicale à ce qu’il représente d’oppression pour nous.

Au final, nos milliardaires cherchent tout de même à conserver l’ordre établi, mais d’une manière à ce que le peuple n’en souffre pas trop, question que les fourches et les faux ne sortent pas dans les rues.

De ce point de vue, c’est probablement du côté des détenteurs du pouvoir que nous devons diriger notre regard afin de savoir si une révolte, voire une révolution, couve sous les braises d’un mécontentement social exprimé de manière décousue. Lorsque Warren Buffett, l’un des hommes les plus riches de la planète, donne une grande partie de sa fortune à des œuvres caritatives et affirme qu’il est indécent que son taux d’imposition effectif – merci à ses fiscalistes – soit inférieur à celui de la plus modeste de ses employées de bureau, ce n’est peut-être pas sa grandeur d’âme ni sa générosité qui méritent d’être soulignées, mais plutôt sa peur d’un ressentiment populaire qui pourrait éventuellement se transformer en velléités de changements révolutionnaires des structures du pouvoir économique et politique telles que nous les connaissons.

Un autre milliardaire, Nick Hanauer, qui a notamment investi des sommes importantes dans Amazon à ses tout débuts, a écrit, en juillet 2014, un texte percutant à cet égard dans le magazine Politico, au titre tout aussi évocateur : « Les fourches s’en viennent… contre nous, ploutocrates ». Il met en lumière par cette image que le peuple révolté pourrait – devrait, selon toute vraisemblance – sortir dans la rue armé de fourches et d’autres armes pour attaquer les puissants dont le milliardaire fait partie. Il affirme même que les États-Unis sont devenus de moins en moins une société capitaliste, mais de plus en plus une société féodale : « À moins de changer radicalement nos politiques publiques, la classe moyenne disparaîtra et nous retournerons à la fin du XVIIIe siècle français ». C’est pourquoi notre milliardaire, M. Hanauer, en appelle – de manière étonnante – à ce que l’État mette en place des politiques publiques de relance économique et de soutien aux pauvres et à la classe moyenne, invoquant à cet égard le New Deal de Roosevelt.

Au final, nos milliardaires cherchent tout de même à conserver l’ordre établi, mais d’une manière à ce que le peuple n’en souffre pas trop, question que les fourches et les faux ne sortent pas dans les rues.

Information sur l’artiste Pilar Macias dans cet article.

Nous sommes extrêmement immatures dans notre manière de concevoir l’avenir de nos sociétés

http://www.bastamag.net/Olivier-de-Schutter-Nous-sommes-extremement-immatures-dans-notre-maniere-de

Olivier De Schutter : « Nous sommes extrêmement immatures dans notre manière de concevoir l’avenir de nos sociétés »

Basta ! : Vous avez été pendant six ans rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l’alimentation. Aujourd’hui 795 millions de personnes dans le monde ont faim, selon la FAO – l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture. La situation ne cesse d’empirer. Comment expliquez-vous cet échec ?

Olivier De Schutter [1] : Près d’un milliard de gens ne mangent pas à leur faim, souffrent de sous-alimentation. Et 2,5 milliards de personnes souffrent de malnutrition : elles mangent à leur faim mais leur régime n’est pas suffisamment diversifié pour éviter qu’elles ne tombent malade, résistent aux épidémies,… La sonnette d’alarme a été tirée il y a 25 ans ! Pourquoi rien ne bouge ? Les gouvernements des pays du Sud dépendent pour leur stabilité des élites des villes. Leur souci premier est donc d’écouler sur les marchés des villes des calories à bon marché pour éviter l’impatience des populations urbaines. Cela se fait au détriment des petits agriculteurs et des campagnes. Le problème n’est pas agronomique ou technique, ni même économique : c’est un problème d’absence de prise en compte des intérêts des petits paysans dans la formulation des politiques publiques.

Selon votre prédécesseur aux Nations Unies, Jean Ziegler, laisser mourir de faim un milliard de personnes est un crime contre l’humanité. Qui est responsable de cette malnutrition ?

C’est un paradoxe : nous produisons dans le monde de quoi nourrir plus de 12 milliards de personnes. 4600 kilocalories par jour et par personne sont disponibles. Mais un tiers environ de cette production est gaspillée, perdue, et résoudre ce problème ne semble pas une priorité. Une partie importante des céréales est utilisée pour l’alimentation du bétail. Une autre part, de plus en plus importante, va vers la production d’énergie – biodiesel, éthanol –, une tendance encouragée jusque récemment à coups de subventions par les gouvernements. Il reste tout juste de quoi nourrir un peu plus de 7 milliards de personnes. Les écarts de revenus considérables font qu’un grand nombre de personnes sont trop pauvres pour s’alimenter décemment.

Si Jean Ziegler parle de « crime », c’est parce que ces morts sont évitables. La faim et la malnutrition sont des questions politiques : nous avons toutes les solutions techniques requises, mais nos gouvernements n’en font pas une priorité. Avec quelques décisions courageuses, le problème de la faim pourrait être résolu : en mettant en place des politiques beaucoup plus redistributives, en donnant la priorité à l’alimentation par rapport aux autres demandes adressées au secteur agricole, et en ayant une meilleure représentation des agriculteurs dans les choix politiques. On pourrait très vite résoudre ce problème qui nous hante.

Les émeutes de la faim de 2008 ont été en partie causées par la spéculation financière. Quelles actions ont été menées pour mettre un frein à la spéculation sur les matières premières ?

En 2008, rares étaient ceux qui disaient que la spéculation financière – les acteurs financiers, les fonds d’investissements – jouaient un rôle dans l’augmentation des prix des denrées alimentaires et des matières premières agricoles. Aujourd’hui, la FAO, la Banque mondiale ou l’OCDE reconnaissent que cette spéculation a joué un rôle néfaste. Depuis, des mesures ont été prises. A la demande du G20, un système d’information sur l’état des réserves disponibles (Agriculture Market Information System – AMIS) a été mis en place. Cette transparence est importante car au printemps 2008, les rumeurs et informations erronées avaient joué un rôle dans l’explosion des prix du maïs, du blé ou du riz, en incitant les gouvernements à accroitre leurs stocks, et en créant ainsi une rareté artificielle. Mais le secteur privé, les grands céréaliers – Dreyfus, Cargill, Bunge par exemple – qui détiennent des réserves considérables, ne participent pas à cet échange d’informations. Si les gouvernements disposent de réserves alimentaires d’urgence, en cas de catastrophe naturelle, ils sont cependant réticents à en créer d’autres, qui pourraient causer des distorsions sur les marchés. On continue de faire comme si l’évolution erratique des prix était utile aux producteurs, ce qui est une absurdité.

Notre modèle agricole est à bout de souffle. Pour sortir de cette impasse, vous défendez l’agro-écologie…

L’agro-écologie, c’est le bon sens. C’est une manière efficiente d’utiliser les ressources, et de réduire l’empreinte écologique de nos modes de production. Mais l’agro-écologie ne se réduit pas à une série de techniques agronomiques. C’est une manière de penser le rapport de l’agriculture à d’autres enjeux de société : développement rural, santé des populations, maintien des fermes familiales qui sont en train de disparaître. Penser l’agriculture sans penser à la santé, à l’environnement, à l’emploi, au développement rural, à l’aménagement du territoire, cela n’a guère de sens. L’agro-écologie échappe en partie à la compétence d’un ministre de l’Agriculture. Il faut une véritable politique alimentaire en France, plus que des politiques agricoles, d’environnement, d’aménagement du territoire ou de santé. Une politique alimentaire intégrée qui fasse de l’agro-écologie un véritable levier de transformation.

Comment voyez-vous le rapport de force avec les acteurs économiques – lobbys, défenseurs d’une agriculture productiviste, multinationales ou acteurs bancaires – qui bloquent la transition vers ce modèle agricole ?

De nombreuses formes de pression sur l’agriculture vont dans le sens opposé à l’agro-écologie. Nous restons prisonniers d’une obsession pour les économies d’échelle, les monocultures, la production de larges volumes standardisés de matières premières agricoles. Très souvent l’agriculteur est lui-même « standardisé ». Les raisonnements économiques priment dans les choix de production. Nous sommes incapables de changer de paradigme car toutes les politiques agricoles sont focalisées sur l’augmentation des exportations. L’inverse de l’agriculture paysanne, qui n’est pas en adéquation avec les longues chaines de commercialisation. Mais au fond, ce sont les marchés qui ne sont pas en adéquation avec l’agro-écologie. Si l’on ne travaille pas aussi sur les marchés, l’agro-écologie n’a aucune chance de réussir.

Concrètement, comment fait-on pour remettre en cause les règles du commerce international?

Le commerce international agricole est basé sur une idée très simple : une division internationale du travail toujours plus avancée. Chaque région se spécialise dans les productions sur lesquelles elle a un avantage comparatif, voire ne produit qu’une seule chose et dépend des autres pour le reste de ses besoins. C’est le modèle imposé dans les années 1980-1990, et qui a montré toutes ses limites, écologiques, agronomiques et économiques. Des régions sont extrêmement fragilisées. Quand le prix du riz est passé de 150 à 800 dollars la tonne en l’espace de quelques semaines, en 2008, les pays d’Afrique de l’Ouest ont été véritablement pris au piège, dans l’incapacité de subvenir à leurs besoins, d’importer à ce prix.

Il faut encourager chaque région à satisfaire autant que possible ses propres besoins alimentaires. Malheureusement les règles du commerce international incitent exactement à l’inverse. L’OMC est une créature du 20e siècle. Il faut accepter que nous ayons changé de siècle. Et nous faisons face à une véritable crise de la démocratie avec les accords de commerce, négociés actuellement dans le secret. Une sorte de « Guantanamo de la démocratie » avec des accords qui échappent à tout véritable contrôle démocratique, et qui vont limiter le pouvoir des parlements, mis sous tutelle de ces accords de libre-échange. C’est extrêmement inquiétant.

Changer l’agriculture, mettre fin à la faim dans le monde, est une question de choix politique, dites-vous. Faites-vous le même constat sur la question de la transition énergétique ?

Sur le climat, nous nous gargarisons d’illusions. Le mot à la mode, « croissance verte », parie sur le génie de nos ingénieurs pour trouver les innovations technologiques qui vont nous permettre de « décarboniser » notre croissance. C’est une pure utopie. Depuis 1990, le PIB n’a pas cessé de progresser mais l’intensité en carbone de la croissance a diminué de 0,7 % par an environ. Sauf qu’en parallèle, la population augmente de 0,8 % par an, et les revenus de 1,4 % par an à l’échelle mondiale. Le « verdissement » de la croissance est insuffisant pour compenser l’augmentation de la population et des revenus, donc de la consommation. Sans revoir radicalement dans les sociétés riches nos façons de consommer, de produire, de nous déplacer, de nous chauffer, nous ne parviendrons jamais à réduire les émissions de gaz à effet de serre dans les proportions nécessaires pour éviter une catastrophe à l’horizon 2080.

Si certains prétendent aujourd’hui que l’on peut continuer comme si de rien n’était, c’est parce que les objectifs de réduction de gaz à effet de serre ne sont pas liés au commerce international. Nous nous prétendons vertueux pour une raison très simple : pour satisfaire nos besoins, nous faisons produire ailleurs. Nous externalisons toutes les industries polluantes et importons toujours plus. C’est une hypocrisie complète. L’Union européenne ne peut pas s’engager à une réduction des émissions de gaz à effet de serre sans tenir compte des émissions qui résultent de notre consommation, des marchandises que nous importons, et en ne comptabilisant que ce qui est produit dans l’UE.

Dans ces conditions, qu’espérez-vous des négociations internationales sur le climat (COP21) qui auront lieu à Paris en décembre ?

Il faut remédier à cette anomalie, à ce système qui conduit à dédouaner les régions qui réduisent leurs émissions tout en important toujours plus et en laissant d’autres polluer à leur place. Ce n’est plus possible. Il faut aussi impérativement reconnaître le rôle des innovations sociales dans la lutte contre le changement climatique. Nous avons beaucoup misé sur les innovations technologiques, et sous-estimé l’importance de l’innovation sociale, comme les chaines courtes en matière d’alimentation, le recyclage des déchets à l’échelle des collectivités locales, l’économie du partage qui permet de s’attacher moins à la possession de biens qu’à l’échange de biens devenus des « biens communs ». Les citoyens sont inquiets et inventent de nouvelles manières de produire et de consommer, mais qui ne sont pas soutenues par les pouvoirs publics, ou rencontrent des obstacles règlementaires. Ces innovations ouvrent pourtant la voie de la transition écologique, à la manière de premiers de cordée en alpinisme.

Faut-il produire moins ? Faut-il réduire nos importations ? Est-ce aujourd’hui acceptable pour les plus pauvres d’entre nous ?

Depuis les années 1970, l’augmentation de la consommation matérielle n’a pas augmenté le bonheur. Les gens sont plus malheureux, plus stressés aujourd’hui, alors que le PIB a augmenté de manière considérable, sans doute triplé. La croissance des inégalités a conduit à une augmentation du ressentiment. Les gens se sentent moins bien dans leur peau. Il y a un mieux-vivre à recréer, qui passe par une réduction de la consommation matérielle. Parallèlement, au Sud, les pays très pauvres doivent pouvoir se développer. Décroissance chez nous, croissance au Sud, pour arriver à une convergence progressive vers des modes de vie qui soient soutenables pour la planète tout entière. C’est difficile.

La croissance est la base du système capitaliste. Cela veut-il dire qu’il faut changer de système économique ?

Pourquoi a-t-on besoin de croissance ? D’abord parce que les pays sont endettés, et que le coût de remboursement de la dette publique est plus important en l’absence de croissance économique. La solution passe par une restructuration de cette dette, des mécanismes pour se débarrasser de ce fardeau, qui détermine aujourd’hui nos choix de société. Ensuite, la croissance est vue comme nécessaire parce que les technologies ont permis d’augmenter la productivité du travail – c’est-à-dire de détruire de l’emploi. Cela signifie que la croissance économique est nécessaire pour créer de l’emploi – pour ceux qui n’en ont pas et ceux qui ont perdu de leur emploi en raison des innovations technologiques – pour éviter le chômage de masse.

Il nous faut aller vers une société où le travail sera moins central. Où nous attacherons beaucoup plus d’importance aux loisirs, à l’équilibre entre vie professionnelle et vie familiale. Nous avons dégagé du temps grâce aux gains de productivité du travail, mais ce temps a été utilisé non pas pour la culture, la musique, la conversation entre amis, mais pour travailler encore plus, gagner davantage et consommer toujours plus. C’est une impasse. Et une sorte d’aveu d’impuissance : nous sommes extrêmement immatures dans notre manière de concevoir l’avenir des sociétés.

Par où faut-il commencer ?

Nous sommes longtemps partis de l’hypothèse que les hommes et les femmes sont des êtres profondément égoïstes, intéressés uniquement par la maximisation de leur intérêt personnel. Les recherches anthropologiques montrent au contraire que nous sommes des êtres altruistes, qui coopérons les uns avec les autres. Des êtres qui nouent des liens sociaux, qui ont besoin des autres, et sont malades littéralement lorsqu’on encourage un comportement hyper individualiste, égoïste, comme celui des manuels d’économie politique. Il faut miser sur cet altruisme et lui permettre de s’épanouir. Avec des initiatives d’économie du partage, des services rendus entre voisins, des potagers collectifs où chacun peut contribuer ou se servir, des rapports entre producteurs et consommateurs fondés sur la confiance plutôt que sur le souci pour les consommateurs d’avoir les prix les plus bas et pour les producteurs de gagner le plus possible.

Tout cela existe déjà à une échelle relativement embryonnaire. Il faut réfléchir un cadre réglementaire et politique qui permette à ces initiatives de se déployer. Il s’agit au fond de définir un nouveau paradigme des rapports sociaux. La matière première de cette révolution est là. Il existe une série de révolutions tranquilles, qui préparent cet avenir. Mais le politique a du mal à suivre. C’est profondément un problème de gouvernance. Aujourd’hui les gens veulent réfléchir pour eux-mêmes et prendre en main leur destin. Ils veulent que le politique leur donne un espace pour inventer leurs propres solutions.

Vous êtes très optimiste sur la nature humaine. Ces alternatives sont le fait aujourd’hui d’un petit nombre de citoyens. On voit aussi beaucoup de repli sur soi, de haine de l’autre… Ce modèle peut-il être désirable pour la majorité de nos concitoyens ?

Le discours dominant depuis le XVIIIe siècle insiste sur le fait que nous sommes des êtres intéressés par l’amélioration de notre profit personnel. Ce discours qui se prétend scientifique – qui vient surtout des économistes – a imprégné les consciences. On a amené les gens à réprimer la meilleure part d’eux-mêmes, la part altruiste, coopérante. Max Weber explique bien dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme comment cette rupture s’est effectuée, lorsque la mentalité pré-capitaliste, traditionaliste, a été marginalisée. Il est très difficile de sortir de cette cage psychologique.

L’augmentation des inégalités depuis le début des années 1980 crée des tensions au sein de la société, une compétition. Il faut des politiques sociales qui renforcent l’égalisation des conditions matérielles, pour éviter que les gens ne se jaugent qu’au regard de la consommation dont ils sont capables par leur pouvoir d’achat. Et les politiques doivent cesser de jouer sur les peurs, et au contraire donner aux gens l’envie de collaborer pour une société meilleure. C’est une rupture culturelle autant qu’économique et politique qui est nécessaire.

Propos recueillis par Sophie Chapelle et Agnès Rousseaux
@Sophie_Chapelle et Agnès Rousseaux sur twitter

Photo : CC Diego Sevilla Ruiz

- Cet entretien a été réalisé lors du colloque La Bio dans les étoiles, à Annonay (Ardèche), le 17 avril 2015. Un événement organisé par la Fondation Ekibio, qui a pour mission de sensibiliser les citoyens à l’influence de l’alimentation sur la protection de l’environnement, de la santé et la restauration de la biodiversité agricole et du lien de solidarité entre producteurs et consommateurs.