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Comprendre les fondements éthologiques de la naissance de l’économie depuis le Néolithique

Depuis la démission de Nicolas Hulot, beaucoup de billets et de chroniques dans les médias répètent l’urgent constat d’action sur le problème de l’économie capitaliste responsable de l’Anthropocène.

Mais on n’explique rien sur les fondements éthologiques de la création de l’économie, alors qu’il est primordial de les comprendre si l’on veux résoudre le problème.

«Qu’il soit humain ou animal, un agent économique doit ajuster son comportement à la façon dont le produit du travail commun est réparti dans son groupe, avec la présence éventuelle de profiteurs. Il favorise ceux qui l’aident le plus et exprime sa désapprobation en cas d’échange déloyal. Une théorie économique véritablement évolutionniste doit prendre en compte l’existence de cette psychologie partagée et intégrer cette réalité : nous appliquons la règle d’or – traite les autres comme tu souhaites que l’on te traite – non par accident, mais parce que nous sommes des primates que leur nature pousse à coopérer.»

«Comment les hommes commercent

Frans de Waal décrit les émotions mises en jeu par les transactions entre animaux vivant en groupes. Elles ressemblent à celles qui agitent les hommes faisant du commerce, ce qui suggère que les interactions économiques humaines se produisent sous l’influence d’émotions très anciennes. De fait, l’étude du comportement animal apporte des briques à la construction d’un nouveau domaine : l’économie comportementale. La naissance de cette discipline remet en question l’idée que les hommes prennent des décisions économiques rationnelles qui constituent le fondement de l’économie classique (pour décrire ces décisions rationnelles, les macro-économistes ont même inventé une espèce idéale nommée Homo economicus). Par exemple, en économie comportementale, les individus tendent à rejeter toute offre qui leur semble déloyale, alors qu’en économie classique, ils sont censés prendre tout ce qu’ils peuvent obtenir.

Le psychologue Daniel Kahneman, de l’Université de Princeton, fondateur de l’économie comportementale, et son collègue Amos Tversky, ont analysé la façon dont les hommes prennent leurs décisions lorsqu’ils sont confrontés au risque et à l’incertitude. Les économistes classiques considèrent les décisions humaines sous l’angle de l’utilité prévisible définie par la somme des gains que quelqu’un pourra tirer de quelque événement futur multiplié par la probabilité que cet événement survienne. D. Kahneman et Tversky ont montré que les gens sont beaucoup plus effrayés par la perspective de pertes qu’ils ne sont encouragés par celle de gains, ce qui explique qu’ils cherchent à suivre les autres. L’éclatement de la bulle du marché des actions en 2000 fournit un exemple de ce phénomène : pour faire comme les autres, les gens se sont débarrassés à la hâte d’actions qu’un investisseur rationnel aurait vendues en moins grand nombre.

Les travaux de Vernon Smith, l’autre fondateur de l’économie comportementale, ont montré qu’en économie aussi des expériences de laboratoire sont possibles, alors que cette science est considérée comme une science non expérimentale entièrement fondée sur l’observation. Il a notamment mis en évidence le fait que les décisions prises sous le coup de l’émotion ne sont pas forcément mauvaises.

Ronald Noë, DEPE (CNRS UMR 7178 & Université de Strasbourg)»

Article de Frans De Waal, éthologue et primatologue à l’Université Emory.

La naissance de l’économie

Dossier Pour la Science N°76, Juillet 2012

Frans De Waal, Publié le 6 juillet 2012

Certains comportements, tels que la coopération, l’habitude de rendre des services ou les réactions de dépit ou de colère face à une attitude déloyale, sont les mêmes chez l’homme et chez certains animaux.

Si je déménageais à l’étranger, mon appartement ne resterait pas vide longtemps. De même dans la nature, le « parc immobilier » évolue en permanence. Les espaces habitables sont très prisés, du trou percé par le pic-vert au coquillage abandonné sur une plage. Un exemple de ce que les économistes nomment la « chaîne des espaces vacants » est le marché du logement chez le bernard-l’hermite. Doté d’un abdomen mou, ce crabe se protège en se glissant dans une coquille, en général celle d’un gastéropode, abandonnée par son ancien propriétaire. Seulement, contrairement à cette coquille, le crabe grandit, de sorte que les bernard-l’hermite sont toujours à la recherche d’une coquille plus grande ; dès que l’un trouve à se loger de façon plus spacieuse, d’autres s’intéressent à la coquille qu’il abandonne.

Ce comportement collectif illustre la loi de l’offre et de la demande. Toutefois, les échanges sont plutôt impersonnels et ne sont guère comparables aux transactions humaines. Chez d’autres animaux plus sociables, la façon de s’échanger des ressources et des services, que nous allons examiner ici, éclaire l’origine et l’évolution de l’économie telle que l’homme la pratique.

Le rôle de l’égoïsme

Les économistes considèrent que les êtres humains cherchent à optimiser leur profit par pur égoïsme. Selon Thomas Hobbes, philosophe anglais du xviie siècle, les hommes aspirent par instinct à ce qui est bon pour eux, et ils recherchent ce qui est juste uniquement pour avoir la paix ou par accident. Selon cette opinion, encore largement répandue, la sociabilité n’est qu’une conséquence, résultant d’une sorte de contrat social que nos ancêtres auraient conclu pour ses avantages, et non par sympathie pour leurs semblables.

Pour le biologiste, cette vision est éloignée de la réalité : nous descendons d’une longue lignée de primates ne vivant qu’en groupes, ce qui implique que nous sommes nécessairement habités par un désir très fort de coopérer dans notre vie et dans notre travail. Depuis l’émergence d’un nouveau courant, connu sous le nom d’économie comportementale, cette approche évolutive gagne du terrain. Pour comprendre comment les décisions économiques sont prises, ces économistes s’intéressent au comportement humain plutôt qu’aux lois abstraites du marché. Ce courant est désormais reconnu, puisqu’il a valu le prix Nobel 2002 d’économie à Daniel Kahneman et Vernon Smith, les deux fondateurs de l’économie comportementale.

Un nouveau champ de recherche – l’étude du « comportement économique » des animaux – a révélé que les comportements de base, telles la réciprocité, la coopération ou encore la répartition des récompenses, n’ont rien de spécifiquement humain. Ces comportements ont probablement été adoptés par divers animaux pour les mêmes raisons : pour que chacun profite au maximum des autres, sans pour autant saper les intérêts communs qui fondent la vie en groupes.

Nous avons ainsi observé au laboratoire, le Centre Yerkes de recherche sur les primates, à Atlanta, une situation qui illustre parfaitement ce type de coopération. Nous avions appris à des singes capucins d’Amérique du Sud comment se procurer une écuelle de nourriture placée sur un plateau à l’extérieur de la cage, en rapprochant le plateau au moyen d’une barre. Seulement, le plateau était trop lourd pour être tiré par un seul singe, et les efforts conjugués des deux étaient nécessaires. Ils avaient ainsi une bonne raison de coopérer (voir la figure page 39).

Lors d’une expérience, deux femelles, Bias et Sammy, devaient tirer sur le plateau. Installées dans des cages mitoyennes, elles réussirent à rapprocher le plateau de façon à mettre à la portée de chacune d’elles une écuelle de nourriture. Toutefois, Sammy se montra si pressée de saisir son écuelle qu’elle lâcha sa barre avant que Bias n’ait pu faire de même. Pendant que Sammy dévorait, le plateau retourna hors de la portée de Bias. Cette dernière se mit en colère et commença à crier ; la crise ne dura pas plus de 30 secondes, car Sammy revint tirer sur sa barre pour aider Bias à rapprocher le plateau. Manifestement, elle n’agissait pas dans son propre intérêt, puisqu’elle savait qu’elle ne tirerait aucune récompense de ce nouvel effort.

Ainsi, les récriminations de Bias avaient modifié le comportement de Sammy. Cette situation ressemble à une transaction humaine, car elle traduit l’existence d’une communication, d’une coopération, le désir de satisfaire une attente, voire le sentiment d’une obligation. Sammy s’est montrée sensible au fait de devoir rendre l’aide qu’elle avait reçue de Bias, ce qui n’a rien de surprenant : la vie en groupes des singes capucins implique le même mélange de coopération et de concurrence que dans nos sociétés.

Il arrive que des animaux (ou bien des hommes) se portent assistance sans bénéfices apparents pour celui qui aide. Comment un tel comportement a-t-il pu se développer ? Quand l’aide est apportée à un membre de sa propre famille, c’est la voix du sang qui parle. Pour les biologistes, les avantages génétiques d’une telle assistance sont évidents : si votre lignée survit, les chances que vos gènes soient transmis à la génération suivante augmentent. En revanche, une coopération entre individus non apparentés n’a aucun avantage génétique immédiat. Dans son livre L’entraide, publié en 1902, le prince russe anarchiste Piotr Kropotkine proposait déjà une justification de telles coopérations : si chaque individu reçoit une aide du groupe, tout le monde en tire un bénéfice et les chances individuelles de survie s’accroissent. Ensuite, il a fallu attendre 1971 pour que Robert Trivers, alors à l’Université Harvard, aux États-Unis, fasse progresser cette question grâce à sa théorie de l’altruisme réciproque.

Selon R. Trivers, tout sacrifice pour un autre n’est payant que si ce dernier retourne la faveur. Une conception de la réciprocité qui pourrait se résumer ainsi : « Tout petit service en vaut un autre. » Les animaux agissent-ils de même ? On observe que les singes et les grands singes font des alliances, par exemple deux individus ou davantage contre un troisième. Un lien manifeste existe entre le nombre de fois où A apporte son soutien à B et celui où B apporte son soutien à A. Toutefois, cela signifie-t-il que les animaux gardent en mémoire les faveurs accordées et celles reçues ? Peut-être répartissent-ils simplement leurs semblables en deux groupes : les « copains », qu’ils préfèrent, et les « non-copains », qui leur sont indifférents. Si de tels sentiments sont réciproques, les relations seront soit une aide mutuelle, soit une absence d’aide mutuelle.

Toutefois, le fait que ces animaux ne mémoriseraient pas les faveurs reçues n’implique pas qu’ils ignorent la réciprocité. La question est plutôt de savoir comment une faveur accordée bénéficie à celui qui l’a accordée. En quoi consiste exactement le mécanisme de réciprocité ? La mémorisation n’est qu’un moyen permettant la réciprocité, mais il n’est pas avéré que les animaux se souviennent des services rendus, sauf les chimpanzés. Ces derniers chassent en groupes les singes colobes. Quand un chasseur attrape une proie, il la partage. Toutefois, il n’y a pas forcément une part pour chacun, et même un mâle dominant pourra quémander en vain un morceau s’il n’a pas pris part à la chasse. Les chimpanzés pratiquent la réciprocité et semblent avoir un sens aigu du rôle joué par chacun d’eux au moment de la chasse, lorsqu’il s’agit de partager les proies.

Les lois du partage

Pour comprendre les mécanismes à l’œuvre chez les chimpanzés chasseurs, nous avons exploité la propension de ces grands singes à partager, même en captivité. Fournissant à l’un d’eux une certaine quantité de nourriture, par exemple une pastèque ou une branche avec des feuilles, nous avons observé comment s’opère le partage. Le bénéficiaire de la nourriture se retrouve rapidement au centre d’un premier groupe ; puis des groupes de partage secondaires se forment autour des singes ayant reçu de la nourriture. Le processus se poursuit jusqu’à ce que chaque singe ait été nourri. Les chimpanzés « respectent » la propriété : ils ne revendiquent pas de nourriture par la force. Ils tendent la main comme le fait un mendiant, tout en gémissant et en se lamentant. Les affrontements sont rares et, en général, sont à l’initiative de celui qui est censé donner, mais qui cherche à exclure certains singes du groupe. Pour cela, il frappe avec une branche sur la tête des individus qui le gênent tout en criant dans leur direction d’une voix aiguë, jusqu’à ce qu’ils partent. Ainsi, chez les chimpanzés, ceux qui sont en possession de nourriture en contrôlent la distribution, quel que soit leur rang.

Nous avons analysé presque 7 000 situations de ce type, étudiant la tolérance de ceux qui détenaient de la nourriture vis-à-vis des quémandeurs, en fonction des services rendus auparavant. Le matin des jours où des tests de nourriture étaient prévus, nous avons noté de façon détaillée les entraides durant l’épouillage. Ainsi, quand le grand mâle Socko avait aidé May le matin, ses chances d’obtenir d’elle quelques branches dans l’après-midi augmentaient (voir la figure ci-contre). Cette influence du comportement passé sur le comportement futur est manifestement un phénomène général. Il ne peut s’expliquer par l’existence de liens privilégiés entre singes (c’est-à-dire par l’existence de « copains »), car les comportements de partage changent de jour en jour. Notre étude fut la première mettant en évidence une corrélation entre faveurs données et reçues. Elle fit aussi apparaître le caractère personnel de ces transactions « épouillage contre nourriture » : May n’a fait profiter de sa bienveillance que Socko, qui l’avait aidée à s’épouiller.

Ce mécanisme de réciprocité requiert non seulement la capacité de mémoriser les bienfaits reçus, mais aussi celle de « colorer » ses souvenirs afin de déclencher des comportements amicaux. Chez l’homme, c’est ce que l’on nomme la gratitude, et il n’y a pas de raison de l’appeler autrement chez les chimpanzés ! On ignore si les singes connaissent aussi la notion d’obligation, mais leur tendance à rendre des faveurs reçues varie suivant la relation en jeu. Ainsi, entre singes qui sont souvent ensemble et s’épouillent les uns les autres régulièrement, l’effet d’une seule séance d’épouillage est minime. Entre ce type de « copains », les échanges quotidiens sont nombreux, et ils ne les mémorisent sans doute pas. En revanche, entre des singes qui ne se fréquentent pas souvent, une aide à l’épouillage mérite récompense : c’est parce que Socko et May ne sont pas des proches, que l’aide offerte par Socko est remarquable.

La gratitude chez les chimpanzés

Le même comportement existe chez les hommes : nous sommes plus enclins à noter une faveur venant d’un étranger ou d’un collègue que d’un proche. En fait, tenir le registre des faveurs données et reçues dans le cadre d’une relation intime serait même un signe de méfiance.

Le choix du partenaire a une importance centrale en économie comportementale. Les transactions entre primates peuvent impliquer plusieurs partenaires disposant de multiples monnaies d’échange, telles que soins, copulation, soutien au combat, nourriture, garde des petits, etc. L’existence de cette « bourse aux services » traduit le fait que chaque individu a simultanément besoin d’être en bons termes avec les individus dominants, de conclure des échanges d’aide à la toilette, et, s’il est ambitieux, de conclure des accords avec les autres ambitieux. Ainsi, certains mâles s’associent pour défier le mâle dominant. Cette tactique est pleine de risques, car une fois installé, un nouveau chef se doit de donner satisfaction à ceux qui l’ont soutenu. Un mâle qui essaie de monopoliser les privilèges du pouvoir, par exemple l’accès aux femelles, risque de ne pas garder sa position bien longtemps…

Quand chaque individu propose ses services tout en cherchant à s’associer avec les meilleurs partenaires, un réseau d’échanges identique à celui d’un marché de l’offre et de la demande s’installe. Ronald Noë, à l’Université de Strasbourg, et Peter Hammerstein, de l’Université Humboldt, à l’Institut Max Planck de physiologie comportementale, à Seewiesen, en Allemagne, ont formalisé cette idée dans le cadre de leur théorie du marché biologique.

Selon cette théorie, qui s’applique à toutes les situations où l’on choisit librement avec qui pratiquer des échanges, la valeur des biens et des partenaires varie en fonction de leurs disponibilités. Cette hypothèse est fondée sur l’observation des forces à l’œuvre au sein de deux marchés biologiques : celui des bébés chez les babouins et celui des « performances professionnelles » des labres nettoyeurs, de petits poissons marins qui se nourrissent des parasites infestant les gros poissons.

Comme toutes les femelles primates, les femelles babouins sont irrésistiblement attirées par les petits – les leurs, mais aussi ceux des autres. Elles émettent à leur vue des grognements amicaux et essaient de les toucher. Toutefois, les mères babouins sont très protectrices et répugnent à laisser quiconque s’intéresser à leur progéniture. Afin de pouvoir quand même approcher un nouveau-né, les femelles épouillent la mère tout en jetant sur le petit des regards furtifs par-dessus son épaule ou par-dessous son bras. La mère tolère alors plus facilement la curiosité de celle qui l’a aidée. La femelle a en quelque sorte acheté du « temps-enfant ». Selon la théorie des marchés biologiques, la contre-valeur en temps-enfant est d’autant plus grande que les nouveau-nés sont peu nombreux dans le groupe, ce qu’ont confirmé Louise Barrett et Peter Henzi, de l’Université de Lethbridge, au Canada : ils ont observé que dans les groupes de babouins chacma d’Afrique du Sud, quand les nouveau-nés sont rares, les mères obtiennent des aides nettement plus longues que durant les périodes de l’année où les petits sont nombreux.

De leur côté, les labres nettoyeurs (Labroides dimidiatus) offrent leurs services dans des « stations » situées sur un récif. Chaque labre a sa propre station et les « clients » viennent se positionner, nageoires pectorales étendues et dans toutes les positions facilitant le travail du labre. Celui-ci avale les parasites présents à la surface du corps de son client, des ouïes et même de l’intérieur de sa bouche, dans un bel exemple de mutualisme. Parfois, le nettoyeur est tellement occupé que les clients (soit des résidents, soit des passants) doivent attendre. Les résidents, dont le territoire est limité, n’ont pas d’autre choix que de s’adresser à leur nettoyeur local. Au contraire, les poissons de passage se déplacent sur de plus vastes distances, ce qui signifie qu’ils peuvent choisir entre plusieurs stations de nettoyage. Ils sont plus exigeants, réclament d’être servis rapidement, un excellent service, et surtout pas de tromperie ! En effet, parfois un labre profite de son travail pour arracher une bouchée de chair à son client. Cette pratique « malhonnête » fait fuir le client.

Redouan Bshary, de l’Université de Neuchâtel, en Suisse, a fait de nombreuses observations en milieu naturel, mais aussi en laboratoire. Il a constaté que si un labre nettoyeur ignore trop longtemps ses clients de passage ou les trompe, ces derniers changent de station de nettoyage. Les nettoyeurs semblent en être conscients et traitent manifestement les passants avec plus d’égards qu’ils n’en ont pour les résidents. Si un poisson de passage et un résident arrivent en même temps, le nettoyeur offre presque toujours ses services au poisson de passage, puisque le résident n’ayant pas d’autre choix attendra. Les prédateurs sont les seuls clients que les nettoyeurs ne trompent jamais, car ceux-ci ont à leur disposition une imparable réplique à la tromperie : avaler le tricheur ! Les nettoyeurs adoptent avec les prédateurs une sage « stratégie de coopération inconditionnelle ».

Les marchés biologiques

La théorie des marchés biologiques offre une réponse élégante au problème des profiteurs, qui a longtemps préoccupé les biologistes, car les systèmes d’échanges sont manifestement mis en danger par ceux qui prennent plus qu’ils ne donnent. Les théoriciens pensent en général que les tricheurs doivent être punis. Une autre option est envisageable : s’il a le choix, un animal cessera d’avoir des relations avec un partenaire qui l’aura trompé et remplacera ce dernier par d’autres qui lui apporteront plus d’avantages. Dans nos sociétés, nous ne faisons pas non plus confiance à ceux qui prennent plus qu’ils ne donnent, et nous avons tendance à les exclure.

Pour évaluer une coopération, on estime l’investissement consenti, on le compare aux efforts des partenaires et on évalue l’effort par rapport aux bénéfices obtenus. Pour savoir si les animaux pratiquent ce genre d’évaluation, nous avons testé le comportement de singes capucins au sein d’un minimarché du travail, lors d’une chasse à l’écureuil géant. Chez les capucins, cette chasse n’est possible qu’en groupes, même si, en fin de compte un seul individu attrape la proie. Si les auteurs de la capture gardaient toujours leurs proies pour eux, on peut imaginer que les autres singes perdraient tout intérêt à coopérer. Les capucins partagent pour la même raison que les chimpanzés (et les hommes) : sinon, il ne pourrait exister de chasse en commun.

Nous avons reconstitué une situation similaire en laboratoire en faisant en sorte que deux singes placés dans des cages mitoyennes puissent faire venir un plateau à eux en tirant des barres. Seul l’un d’entre eux (le gagnant) se voyait récompensé par une écuelle pleine de morceaux de pommes, tandis que l’autre (le travailleur) n’obtenait qu’une écuelle vide. Les singes voyaient si leur écuelle était vide ou pleine, de sorte que le travailleur avait la perspective de ne tirer que pour le seul bénéfice du gagnant. Nous savions cependant, grâce à de précédentes expériences, que le singe qui reçoit de la nourriture en dépose près de la cloison qui le sépare de l’autre singe, allant jusqu’à pousser des morceaux à travers la grille.

Nous avons comparé les comportements des animaux quand ils ont tiré ensemble sur le plateau et quand ils ont tiré seuls. Dans le premier cas, les deux animaux disposaient d’une barre de traction et le plateau était lourd ; dans l’autre cas, l’un des partenaires ne disposait pas de barre et le gagnant manipulait seul un plateau plus léger. Les partages de nourriture ont été plus fréquents après les tractions opérées à deux : les gagnants donnaient quelque chose à leur partenaire en récompense de l’aide reçue. Nous avons aussi constaté que le partage influe sur la coopération ultérieure. Récompenser le travailleur est manifestement une stratégie intelligente, car la proportion de réussites diminue quand le gagnant ne partage pas sa nourriture avec le travailleur.

Cailloux contre grains de raisin

Sarah Brosnan, dans mon laboratoire, a étudié comment les récompenses sont réparties. Elle a donné à un singe capucin un petit caillou, puis lui a proposé une tranche de concombre en échange du caillou. Installé dans une cage voisine, un autre singe a vite compris le principe et a volontiers troqué des cailloux contre des tranches de concombre. Cependant, quand S. Brosnan s’est mise à donner des grains de raisin (que les capucins préfèrent aux concombres) à l’un des singes, le comportement de l’autre a changé. Voyant ce que recevait son voisin, celui qui ne recevait que du concombre a aussitôt commencé une grève du zèle. S’exécutant à contrecœur, il s’est agité, a commencé à jeter les cailloux hors de la cage, voire les tranches de concombre. Il rejetait cette nourriture, qui auparavant l’intéressait.

Caractéristique des hommes comme des primates, le refus des inégalités de traitement contredit les hypothèses de l’économie classique. Si la recherche d’un bénéfice maximal était tout ce qui comptait, chacun prendrait la totalité de ce qu’il peut obtenir et ne laisserait jamais le ressentiment ou l’envie interférer. Les économistes du comportement font l’hypothèse que l’évolution a produit des émotions qui préservent l’esprit de coopération et que de telles émotions influent sur le comportement. À court terme, s’occuper de ce que les autres obtiennent peut sembler irrationnel, mais, à long terme, cela empêche quiconque de prendre l’avantage sur un autre. Décourager toute exploitation est indispensable à la poursuite de la coopération.

Le refus des inégalités

Toutefois, la surveillance incessante des échanges pose des difficultés. C’est pourquoi les humains se protègent des profiteurs et des personnes qui les exploiteraient en s’associant à des partenaires sur lesquels ils peuvent compter, par exemple leurs conjoints ou leurs amis. Une fois que nous avons confiance, nous assouplissons les règles. Avec les personnes qui ne nous sont pas proches, en revanche, nous tenons une comptabilité exacte des échanges et réagissons dès que nous trouvons un comportement déloyal.

Cet effet de distance sociale existe aussi chez les chimpanzés. Comme nous l’avons vu, le donnant-donnant est une forme d’échange rare entre amis, pour qui l’entraide permanente est naturelle, et les relations amicales seraient relativement protégées contre l’injustice. S. Brosnan a mené des expériences d’échange de grains de raisin et de concombres avec des chimpanzés et avec des capucins. Chez les chimpanzés, la réaction a été particulièrement violente chez ceux qui ne se connaissaient pas depuis longtemps, alors que les membres d’un groupe ayant vécu ensemble depuis plus de 30 ans n’ont guère réagi. Quand deux chimpanzés se connaissent depuis peu, leur comportement d’échange varie de jour en jour.

Qu’il soit humain ou animal, un agent économique doit ajuster son comportement à la façon dont le produit du travail commun est réparti dans son groupe, avec la présence éventuelle de profiteurs. Il favorise ceux qui l’aident le plus et exprime sa désapprobation en cas d’échange déloyal. Une théorie économique véritablement évolutionniste doit prendre en compte l’existence de cette psychologie partagée et intégrer cette réalité : nous appliquons la règle d’or – traite les autres comme tu souhaites que l’on te traite – non par accident, mais parce que nous sommes des primates que leur nature pousse à coopérer.

Auteur

Frans De Waal

Frans de Waal occupe la chaire de primatologie comparée à l’Université Emory, aux États-Unis, et dirige le Laboratoire Yerkes de recherche sur les primates.

L’essentiel

– Des comportements des primates préfigurent ceux des humains dans leurs relations avec autrui.

– Par exemple, des singes aident leurs congénères sans rien en attendre. D’autres partagent en fonction de faveurs reçues.

– Dans certaines situations, le choix du partenaire est essentiel au maintien de la coopération. C’est la théorie du marché biologique.

En savoir plus

F. de WAAL, Le singe en nous, Fayard, 2006.

F. de WAAL, Primates et philosophes, Le Pommier, 2008.

V. DUFOUR et al., Calculated reciprocity after all : Computation behind tokens transfers in orang-utans, in Biology Letters, vol. 5, pp. 172-175, 2009.

C. FRUTEAU et al., Supply and demand determine the market value of food providers in wild vervet monkeys, in PNAS , vol. 106, pp. 12007-12012, 2009.

R. BSHARY et al., Pairs of cooperating cleaner fish provide better service quality than singletons, in Nature, vol. 455, pp. 964-966, 2008.

Frans de Waal. La naissance de l’économie, Dossier Pour la Science N°76, Juillet 2012,

[https://www.pourlascience.fr/sd/ethologie/la-naissance-de-leconomie-6876.php]


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