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Lecture : Manuel de reconstruction pour le XXIe siècle

Lecture en lien direct avec les recherches de l’IRASD.

« Le problème majeur auquel les survivants [d’une apocalypse] devront faire face, écrit Dartnell, est intrinsèque à l’organisation de nos sociétés : le savoir humain est collectif, disséminé dans l’ensemble de la population. Aucun individu pris isolément ne connaît suffisamment de choses pour perpétuer seul les processus essentiels de toute une société. »

Lewis Dartnell. Petite encyclopédie du savoir minimal pour reconstruire le monde. Traduit de l’anglais par Sébastien Guillot, JC Lattès Paris, 2015, 456 pages

http://www.ledevoir.com/culture/livres/465307/manuel-de-reconstruction-pour-le-xxie-siecle

Manuel de reconstruction pour le XXIe siècle – Le Devoir

Pour un exercice radical, Lewis Dartnell propose de se propulser, postapocalypse, au-delà de la période de grâce, une fois que les épiceries, pharmacies, magasins, entrepôts et réservoirs d’essence auront été pillés, une fois les réserves épuisées.

La sécurité civile ne se lasse pas de planifier le pire. Après le Québec se préparant à une attaque de zombies (sans blague !), c’était au tour de l’Île-de-France de sombrer théoriquement sous l’eau cette semaine. Qu’elle surgisse d’un virus, de cataclysmes ou d’une attaque, de quels savoirs aurions-nous besoin pour redevenir une civilisation en cas d’apocalypse ? Petit ABC du progrès.

Diderot voyait en sa magistrale Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des arts et des métiers (de 1751 à 1772) LE livre permettant de sauvegarder l’intégralité du savoir humain de l’époque, et de le transmettre. Le vulgarisateur scientifique Lewis Dartnell, aussi chargé de recherche à l’Agence spatiale britannique à la ville, s’est amusé avec humour et ambition à refaire l’exercice, façon XXIe siècle dans À ouvrir en cas d’apocalypse (JC Lattès). En creux, l’ouvrage expose l’absurdité de l’individualisme de l’humain contemporain qui, seul, n’est rien et ne peut à peu près rien.

L’apocalypse, et après ? C’est par cette boutade catastrophico-je-m’en-foutiste que ce diplômé de l’Université d’Oxford démarre son exercice mental aussi amusant qu’instructif. «Le problème majeur auquel les survivants [d’une apocalypse] devront faire face, écrit Dartnell, est intrinsèque à l’organisation de nos sociétés: le savoir humain est collectif, disséminé dans l’ensemble de la population. Aucun individu pris isolément ne connaît suffisamment de choses pour perpétuer seul les processus essentiels de toute une société.»

L’auteur rappelle à notre mémoire l’essai Moi, le crayon (1958), où l’économiste Leonard Read illustrait la métaphore de la main invisible : «Avec la dispersion des matières premières et des méthodes de production, il n’existe pas une seule personne à la surface de la Terre qui possède les compétences et les ressources nécessaires pour fabriquer même le plus simple des outils.» L’explosion depuis des communications, des transports et des échanges commerciaux a compliqué les choses, et des millions de petites mains anonymes se sont ajoutées pour tisser la toile de notre économie de marché.

Résultat ? Même les survivialistes les plus entraînés seraient fort désarmés s’ils devaient repartir de zéro, comme Thomas Thwaites en avait fait le pari en 2008 en tentant de fabriquer, à partir de rien, un objet aussi simple qu’un grille-pain. Imaginez alors reconstruire toute une société. Le bouquin, en plus de survoler une petite histoire des découvertes, propose un «b.a.-ba de la science et de la technologie qui, alors même que le savoir se spécialise toujours davantage, nous paraît souvent de plus en plus inaccessible».

Les solutions proposées par Dartnell obligent souvent à remonter le temps ; à adopter non pas les technologies les plus récentes, trop complexes ou miniaturisées, mais celles d’avant, qui ne demandent que des connaissances de base et sont moins énergivores. Une régression technologique, croit le spécialiste en astrobiologie, serait en effet un détour obligé.

Comme l’a fait la Moldavie, lors de la chute de l’Union soviétique, quand ses habitants ont récupéré les machines, devenues artefacts dans les musées (rouets, métiers à tisser, barattes) pour regagner leur autonomie. Un événement qui a aussi privé Cuba d’équipements et de combustibles fossiles, forçant le pays à redévelopper rapido sa « puissance animale » pour contrer une crise du transport et de l’agriculture mécanisée.

Plus récemment, pendant la guerre de Serbie, dans la ville de Gorazde, assiégés pendant trois ans, les habitants ont construit des installations hydroélectriques de brousse : «Des plateformes flottant sur la Drina amarrées aux ponts de la ville, agrémentées de roues à aubes improvisées actionnant des alternateurs de voiture.» Un système D, semblable aux moulins flottants médiévaux, apparus en plein milieu des années 1990.

Pour un exercice radical, Lewis Dartnell propose de se propulser, postapocalypse, au-delà de la période de grâce, une fois que les épiceries, pharmacies, magasins, entrepôts et réservoirs d’essence auront été pillés, une fois les réserves épuisées. Comment refaire de zéro ? D’abord, en se réunissant. Il faudra être légion, autant pour aspirer à repeupler la Terre que pour avoir assez de bras, afin que certains s’occupent de la production agricole pendant que d’autres travaillent à la restauration technologique. «Une population initiale d’environ 10000 individus regroupés dans une même zone», estime l’auteur, serait le minimum requis. Pour le Québec, cela équivaudrait à un taux de survie nécessaire de 1,21 %.

Les essentiels

L’agriculture devra forcément être une priorité. «Sans surplus de nourriture, aucune société ne sera en mesure de progresser, de se recomplexifier, rappelle l’essayiste. Quand faire pousser de quoi manger demeure une priorité absolue — quand c’est sa vie même qui en dépend —, on est en général beaucoup moins disposé à expérimenter de nouvelles solutions. Nombre de nations pauvres sont d’ailleurs de nos jours engluées dans ce piège.»

Deux bras pour nourrir dix bouches, permettant à 20 mains de s’activer ailleurs, semblerait un ratio productif. On comprend pourquoi Dartnell estime que la moissonneuse-batteuse reste une des inventions les plus importantes, puisqu’elle libère et allège le labeur et le labour des champs.

N’en déplaise aux gourmands, manger n’assure pas un retour à la civilisation, et les besoins sont forcément plus variés. Nombreux et urgents. Lewis Dartnell aborde, outre l’agriculture, le choix d’un lieu (oubliez les villes, visez la proximité des points d’eau), la nourriture (oubliez le café, pauvres drogués légers ; déjà le sel, le sucre et le vinaigre, essentiels à la conservation des aliments, vous demanderont bien des heures de travail), les vêtements, les substances (l’essentiel savon, qui évitera d’attraper tout ce qui passe comme virus, exigera que vous fassiez des alcalis, la potasse et la soude étant les plus faciles à produire), les matériaux (ne négligez pas le verre, vous en aurez besoin pour fabriquer votre protomicroscope, afin de relancer la médecine…), la médecine (retour à l’herboristerie à coups d’essais-erreurs, et à l’horreur des accouchements même avec vos forceps maison…), la puissance (roue à aubes, machine à vapeur, électricité, etc.), les transports, les systèmes de datation et de localisation (car il n’est pas si simple de savoir répondre au si classique « où suis-je ? »), les systèmes de mesure. Entre autres.

C’est en croisant toutes les trouvailles que cette nouvelle société créera sa propre histoire. Nos machines «complexes se résument au bout du compte à un assemblage d’éléments mécaniques de base, d’origines extrêmement diverses, mais disposés selon une configuration inédite permettant de résoudre» un nouveau problème.

Lewis Dartnell s’amuse à en faire la démonstration en démontant les principes d’une automobile. «Si vous décollez la peau d’une toute nouvelle voiture de sport, le genre à représenter pour vous le top de la technologie moderne, vous trouverez dessous tout un méli-mélo d’éléments dont l’époque de conception ne vous rajeunira guère: les roues de potier, les scieries romaines, les marteaux à bascule, les tours à bois et les clepsydres», écrit-il.

L’auteur rappelle dans la foulée que les ères de grandes avancées, où les technologies se croisent et évoluent, restent en larges parts inexplicables. Comment la Chine, avec l’invention du collier de cheval moderne, la brouette, le papier, les caractères d’imprimerie, la boussole de navigation et la poudre à canon a-t-elle pu atteindre, vers la fin du XIVe siècle, un niveau que l’Europe ne connaîtrait pas avant le XVIIIe ? Part de génie, part de hasard, part de chance.

Et, présume l’auteur, même avec les connaissances de base de notre civilisation, il est à peu près impossible qu’une nouvelle humanité reprenne le même chemin que celui qui a été emprunté. Les découvertes se feraient autrement, leurs arrimages aussi. Impossible de réécrire l’histoire, même en gardant les ingrédients et certaines recettes, car les circonstances, favorables ou non, seraient immanquablement différentes.

Toute civilisation s’érige grâce à l’accumulation, semble sous-tendre le propos de Dartnell. Accumulation de réserves alimentaires, qui laisse du temps pour penser. Accumulations de savoirs, de techniques, qui, se mariant, en produisent de nouveaux. Mais quelle est la limite ? Celle au-delà de laquelle une société chavire et passe soudainement des provisions au trop-plein, des réserves à la surconsommation létale ? À nous, peut-être, un à un et par légion, de répondre.


Un commentaire

  1. Paul Savard dit :

    Très très bon texte d’anthropologie…j’ai adoré!

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